mercredi, octobre 25, 2006

pourquoi lire Sylvain Trudel ....

Extrait du recueil la mer de la tranquilité, de la nouvelle du même nom, de Sylvain Trudel.
Bruno est assis sur un banc de parc, un vieillard vient s'assoir avec lui et se confie à lui.

"Vaincu par l'impitoyable travail de sape des jours qui ont oeuvré n'importe comment sur sa carcasse martyrisée, l'homme finit par s'abandonner à la mélancolie devant moi, comme s'il me dévoilait sa nudité. Il dit chercher pour la millionième fois, dans la profondeur des choses, un sens à la vieillesse, le pourquoi de tous ces maux mystérieux apparus un à un pour entraver ses articulations et ruiner ses organes. Ensuite, il me parle longuement et doucement, les mains jointes comme s'il priait, et il me dit tout, vraiment tout: avec le temps, son visage s'est taché de crasse sénile, ses gencives sont devenues grises, ses dents restantes, déchaussées, se sont mises à branler dans les alvéoles, sa vue a baissé beaucoup et il voit maintenant le monde décoloré à travers les filaments et les corps flottants de son humeur vitrée opacifiée. La vie lui a entamé la chair, l'a plié en deux et rongé sans répit, de telle façon que cet homme dévirilisé, devenu vieux au bout d'une filiation d'apparences physiques sans cesse détériorées, a de tout temps pressenti la décadence corporelle vers laquelle il s'acheminait. La vieillesse, m'avoue-t-il, consiste le plus souvent à feindre le contentement au milieu d'un entrelacement confus de parcours inachevés; à s'accomoder des mensonges qui empêchent le monde de s'effondrer; à pâtir de ce que l'amour fut le symptôme d'une arriération affective, comme l'alcoolisme; à chercher une seule bonne raison de souffrir et de mourir pendant qu'on a encore toute sa tête. Et pourtant, me dit-il, chacun se croit un feu dans l'univers, une lumière dans la vie des autres, une chaleur dans la nuit - mais, maintenant qu'il a vécu, les hommes lui semblent plutôt les tourments de leurs propres enfants, le cancer annoncé des plus jeunes, et leur destin est de renaître, plus tard, ailleurs, dans des entrailles saines et rosées, pour s'y enkyster avec l'héritage transmuté du monde.
"Les enfants, dit-il, on ne les fait pas, les pauvres, mais on les commet, comme des erreurs irréparables, et des erreurs de jeunesse, en plus, les pires. C'est pourquoi il faut les aimer beaucoup".